Farman F.60 "Goliath"
FF.60 n°1 [n/c ....]
Le Farman Goliath naît de la demande de l'Etat-Major d'un bombardier lourd capable d'effectuer des missions de nuit à grande distance, typiquement sur Essen ou Berlin. Conçu par l'ingénieur Jules Fisher, l'avion avec ses 2 moteurs Salmson de 260 cv, ses 28 mètres d'envergure et ses 14,77 mètres de longueur peut emporter 2450 kg de charge pour un poids total de 5150 kg. Son rayon d'action est de 750 km à une vitesse de croisière d'environ 150 km/h.
Construit dans les ateliers de Billancourt sous la direction d'Eugène Serre, directeur des Etablissements Farman, il est monté sur le terrain de Mérantais à Magny-les-hameaux où un grand hangar suspendu de 120 m de long sur 40 de large ("hangar Farman"), conçu par la société Dubois et l'ingénieur Lucien Lepeu a été construit en 1917. Plus tard, en 1935 ou début 1936, ce hangar a été déplacé à Toussus-le-Noble où il est visible aujourd'hui.
Son numéro constructeur est inconnu. A l'examen des numéros de production connus chez Farman dans cette période, il semble vraisemblable que sa finalité militaire originale ait induit pour ces premiers appareils une désignation constructeur par numéro SFA dans les 7200 (à l'instar des F.50 par exemple) plutôt que par un numéro constructeur qui aurait été dans les 6700 ou 6800.
A l'été 1918, trois prototypes sont en cours de montage : 2 sont immédiatement convertis en appareils commerciaux, le troisième restant un prototype militaire. Cependant , l'importante évolution du projet militaire dont le premier exemplaire de série sortira en 1922 semble avoir conduit à "civiliser" ultèrieurement ce troisième exemplaire.
Le FF.60 n°1 (FF pour Farman Frères) effectue son premier vol à Toussus-le-Noble au début d'octobre 1918. Peu après, piloté par Maurice Farman, il visite un groupe de bombardement du front avec, à son bord, Jean-Louis Dumesnil, sous-secrétaire d'état à l'aéronautique.
Début novembre, il est prêt pour ses essais officiels. Il les termine dès fin novembre, piloté par Bossoutrot, chef-pilote de Farman, assisté du mécanicien Lucien Mulot. L'avion ne pouvant trouver aucun marché militaire dans l'immédiat, Henry Farman, Serre et Fisher décident de le convertir en avion de transport commercial de transport pour 20 passagers.
Un essai a lieu fin novembre à Châteaufort, l'appareil comportant encore l'emplacement des mitrailleuses et autres aménagements militaires, le nombre de passagers est limité à onze.
En décembre, les équipements militaires sont retirés et l'appareil est démonté pour un début d'aménagement. Un système de chauffage est installé dans la grande cabine de 6,20 m de long, 1,30 m de large et 1,70 m de haut encombrée des structures et renforts du ptototype militaire. Une moquette est posée sur le sol, quatre sièges en osier aux accoudoirs garnis de cuir sont disposés dans le nez et huit sont installés en arrière du poste de pilotage situé sur une plate-forme non séparée de la cabine.
La guerre n'est pas officiellement terminée : le prototype peint en un vert "amande foncée" [Henri Farman] porte sur son gouvernail les couleurs nationales surchargées de la marque FF60.
Le samedi 18 janvier 1919, piloté par Bossoutrot et Mulot, il effectue une série de vols et baptêmes de l'air devant la presse, emportant près de 120 passagers en une dizaine de vols. Pour simuler la liaison Paris-Londres sur laquelle Farman prévoit de mettre l'avion en service, 12 passagers volontaires partis de Toussus effectuent un voyage au-delà de Saint-Cyr et retour.
Le départ pour Londres est prévu le dimanche 26 janvier, la commission militaire ayant selectionné comme passagers 13 élèves-mitrailleurs de l'école de Cazaux. A 9h00, l'équipage et les passagers sont prêts, Bossoutrot et Henri Farman estimant le voyage possible malgré une légère neige , mais l'autorité militaire refuse l'autorisation et le départ est remis au lendemain. Bossoutrot effectue néanmoins sans incident un vol avec 14 passagers. Le vol Paris-Londres se déroulera finalement le 8 février...
Le prototype du Goliath en vol à Toussus-le-Noble en 1919. Cette photo lourdement retouchée sera utilisée en 1921 pour la publicité de la Compañia Aerea Cubana. [Coll. M.Barrière]
Premier aménagement du prototype du Goliath. L'intérieur est encombré des haubans de renfort du bombardier. Le poste de pilotage n'est pas encore cloisonné. [La Vie Aérienne Illustrée]
Le prototype du Goliath en 1919. Le gouvernail porte la désignation FF60.
C'est dans cette livrée qu'il effectuera ses voyages à Londres, puis Bruxelles.
(© Michel Barrière)
8 février 1919 : Paris - Londres
L'intention des Farman d'établir une liaison commerciale avec Londres, destination choisie en partie du fait de leur origine familiale, se heurte à une difficulté car, officiellement, l'état de guerre n'est pas terminé et les vols civils restent interdits jusqu'à la signature de la paix.
Paris se montre tolérant, mais il n'en est pas de même de Londres qui utilise l'argument pour favoriser la préparation de ses propres projets. Par deux fois - les 18 et 26 janvier - les autorités britanniques refusent l'atterrissage d'un Farman "civil" à Londres.
Les plénipotentiaires de la Conférence de Versailles pressentis comme passagers à titre gracieux refusent également ce voyage.
Finalement, le vol est décidé avec un équipage et des passagers militaires : le Lieutenant Bossoutrot (pilote), le mécanicien Lhomdé qui a remplacé Mulot après les premiers essais, le capitaine Monclin, les lieutenants James, Rivière, Banziger et Villiers, les adjudants Charbonneau et, Dumée, les sergents Marges, Desolles et Gass et le caporal Fermezel.
Chaque passager a son petit bagage pour la nuit; l'appareil n'emporte qu'une trousse d'outil et un panier de provisions (contenant notamment des bouteilles de champagne) pour déjeuner en route, soit une dizaine de kilos par personne. Pour compléter la fiction, l'appareil devient propriété du gouvernement français.
Le 8 février 1919, le Goliath FF60 n°1 décolle à 11 h 55 du terrain enneigé de Toussus-le-Noble. Il survole Amiens (12h55), Abbeville (13h08), Boulogne (13h38), Folkestone (13h57). A 14h35, il se pose à Kenley, près de Croydon, après un vol sans problème à 139 km/h.
Le retour a lieu le lendemain, le Goliath quittant Kenley à 12h23 (heure française) pour se poser à Buc à 15h46 après avoir survolé Folkestone (13h18), Berck (14h06), Abbeville (14h28), Beauvais (15h08). Ce vol de retour, effectué à 110 km/h à cause d'un vent contraire, est exempt d'aléas.
Film d'animation 3D : présentation du Farman 60 Goliath pour les célébrations du centenaire de l'aviation civile commerciale à Toussus-Le-Noble.[Aeriastory, réalisation Dawnlight]
La presse ne manque pas de saluer largement l'événement que constitue la première liaison internationale Paris - Londres du Goliath. [Le Matin]
12 février 1919 : Paris – Bruxelles
Le 12 février, piloté par Bossoutrot accompagné cette fois du mécanicien Guératz, le Goliath n°1 prend l'air pour Bruxelles avec des passagers cette fois civils et militaires dont Henry Farman et son épouse, Fisher, Serre, le lieutenant Chevillard ainsi que des personnalités belges : le major Muller, le lieutenant aviateur Tony Orta, M. Leblanc, ingénieur à Liège, le chevalier de Laminne. Plusieurs journalistes participent également à ce vol : Robert Guérin du Matin, Clair-Guyot pour l'Illustration et l'Echo de Paris, Saladin de l'Auto; Isy-Collin de la Nation Belge et Glassier de Paris-Télégrammes.
Parti de Toussus à 10h00, le Goliath se pose à 12h10 à Bruxelles-Evere. La police et la douane belges ne viennent contrôler les papiers que dans l'après-midi et le retour, initialement prévu le soir, doit être différé au lendemain. Les passagers de ce vol de retour sont les mêmes à l'exception du major Muller remplacé par l'aviateur Tyck. Le 13, l'avion décolle à 13h20 et se pose à Toussus à 16h30, ayant effectué le vol dans le froid et la brume.
Le 22 février, la liaison prévue sur Bruxelles avec des délégués belges est annulée cause météo.
Le 23 février, piloté par Bossoutrot, il effectue à 16h00 un vol au-dessus de la région parisienne, emportant 12 passagers parmi lesquels le lieutenant Roget et son épouse, le lieutenant Villiers, M. Calmot.
Le FF.60 n°1 en escale à Bruxelles-Evere au printemps 1919. L'escalier d'accés est recouvert de toile de camouflage allemande [Coll. particulière]
Cette peinture d'Auguste Bastien de Béautré montre le Goliath n°1 survolant Paris le 14 juillet 1919 (Fête de la Victoire). [Coll. M.Barrière]
Le 2 mars, le ministre belge des affaires étrangères donne à Farman les autorisations nécessaires à l'établissement d'une liaison commerciale sur Bruxelles. La première liaison commerciale Paris-Bruxelles est réalisée le 22 mars avec 6 passagers, le prix du parcours simple étant de 365 francs. Le retour a lieu le lendemain avec 8 passagers.
A partir de cette date, Farman programme une liaison hebdomadaire Paris-Bruxelles avec départ de Toussus le samedi à 14h30 et retour à Toussus le lundi vers 17h30. Si le temps n'est pas favorable, la liaison est repoussée à la semaine suivante.
Seul le Goliath FF60 n°1 est alors en service. Entre deux liaisons Paris-Bruxelles, Bossoutrot a la possibilité de mener des tentatives de record en charge, l'appareil alternant donc tentatives de records et liaisons commerciales.
Le mardi 1° avril, battant le record détenu par Poirée depuis 1916 en présence de M. Dollfus, commissaire de l'Aéro-Club de France, le Goliath atteint en 1h 5mn l'altitude de 6300 m avec 4 passagers : le pilote Muller et les mécaniciens Mathé, Féron et Mulot . Le jeudi 3 avril, équipé d'un réservoir supplémentaire, il atteint 6200 m avec 14 passagers.
Le samedi 5 avril, après visite des douaniers, Bossoutrot décolle avec 14 passagers pour la deuxième liaison Paris-Bruxelles, dont il revient sans problème le lundi 7.
Les liaisons suivantes ont lieu les 19- 21 avril, puis les 26-28. Avec les beaux jours, les voyages se succèderont avec régularité tous les week-end.
Le 5 mai, Bossoutrot atteint 5100 m avec 25 passagers en 1h 25 mn, après avoir effectué la veille une liaison sur Bruxelles. Son poids total en charge est de 4500 kg, les deux moteurs fournissant 250 cv chacun.
Le 17 mai, le Goliath n°1 effectue une nouvelle liaison vers Bruxelles avec 12 passagers dont Archdeacon et Louise Faure-Favier. Le temps est favorable, mais après avoir passé la frontière belge, le moteur droit stoppe. Après avoir volé une dizaine de minutes sur le seul moteur gauche, Bossoutrot se pose dans un champ près de la gare de Papignies (Lessines), ce qui permet aux passagers de poursuivre leur voyage. Après changement du moteur, Bossoutrot rejoint Bruxelles, puis revient sur Paris dans une liaison normale.
Début juin, Farman annonce la mise en service prochaine d'autres appareils. Fin juin, changement d'horaire sur la ligne Paris-Bruxelles pour servir la clientèle des hommes d'affaires : désormais les départs ont lieu le mardi et les retours le vendredi.
Le 14 juillet, pour la Fête de la Victoire, le Goliath effectue un vol spécial sur Paris
Au mois de juillet, le Goliath n°2, prélude à la version commerciale définitive - "une nouvelle série du dernier confort" [La Presse] - termine ses essais. Sa disponibilité permet aux frères Farman d'utiliser le FF.60 n°1 pour démontrer les possibilités de l'avion de ligne sur de grandes distances.
Sur une suggestion de Bossoutrot, la liaison Paris-Dakar choisie avec l'espoir de gagner le prix de 7000 francs offert par la Ligue Aéronautique Française pour le plus long parcours réalisé entre la métropole et un territoire français hors d'Europe.
11 au 21 août 1919 : Le raid Paris - Dakar
Le parcours est bien repéré suite notamment au raid du Lieutenant Lemaitre effectué en juin sur Breguet 14. Le Goliath FF.60 n°1 qui, d'après Coupet, est "arrivé un peu à bout de souffle", est réentoilé et révisé. Le fuselage est repeint vert amande, avec la cabine en blanc. Le Farman emporte 1975 litres d'essence répartis dans deux réservoirs de carburant d'une contenance de 420 litres chacun et un réservoir central de 1240 litres de carburant. L'avion emporte en outre 270 litres d'huile dont un réservoir central de 200 litres.
Le Goliath est également équipé d'un poste de TSF en grandes ondes nécessitant le déroulement d'une longue antenne filaire. Un équipement de survie avec vivres, armes, vêtements chauds et hélice de rechange complète le chargement de l'avion.
Outre Bossoutrot, l'équipage est constitué de sept hommes : Lucien Coupet (deuxième pilote), le capitaine Bizard (navigateur), les lieutenants Guillemot (radio) et Boussot (photographe), les mécaniciens Jousse, Mulot et Léon Coupet, frère de Lucien.
Le 11 août, un peu après minuit, Bossoutrot décolle de Toussus le Goliath au poids de 4700 kg, dont 2600 de charge utile.
Après avoir survolé Bordeaux, Biarritz, Madrid, Séville, Tanger et Rabat, le Farman se pose vers 18h00 à Casablanca. Il a battu le record de distance en ligne droite avec 1872,870 km.
Après révision, l'avion rejoint Mogador le 14 et en décolle le 15 à 16 h00 en direction de Dakar pour éviter les trop fortes chaleurs. Trois terrains de secours seulement lui sont accessibles: Agadir, Tiznit, Port-Etienne. Trois avisos patrouilleurs de la Marine (Dorade, Cassiopée et Joyeuse) ont été disposés le long de la côte.
Pendant le vol qui s'effectue toute la nuit au-dessus de la couche nuageuse, Jousse attaché par une corde passe sur l'aile pour réparer la fuite d'eau d'un radiateur.
Le 16 août à l'aube, Bossoutrot passe sous la couche nuageuse et, constatant que l'avion se trouve en mer, met cap à l'est. Alors que l'équipage aperçoit la terre au bout d'une demi-heure de vol, l'hélice droite se détache brusquement. Après arrêt du moteur droit, le Farman allégé au maximum parvient à atteindre la côte, mais, après trente minutes de vol, le moteur gauche chauffant exagérément et l'avion perdant progressivement de l'altitude, Bossoutrot décide de se poser sur une plage étroite, d'une vingtaine de mètres de large.
Pivotant en fin de course sous l'effet du seul moteur restant, le Goliath entre dans l'eau. Malgré les efforts de l'équipage, il est rapidement éloigné du rivage et brisé par les vagues; seule subsiste la partie centrale du fuselage.
L'équipage se trouve alors à 250 km de Saint-Louis, à la latitude de Nouakchott. Après une tentative pour rejoindre à pied Saint-Louis du Sénégal, l'équipage revient à l'épave et, pendant six jours, survit grâce à l'absorption de crabes et coquillages, distillant l'eau de mer à l'aide d'un alambic de fortune.
Le 21 août au matin, ils sont retrouvés par un Maure dont la tribu campe à une dizaine de kilomètres, de l'autre côté du cordon de marécages longeant la côte. Bizard, Boussot et les frères Coupet l'y accompagnent et sont aussitôt accueillis par les nomades; leurs compagnons reçoivent lait et viande le lendemain matin.
Les autorités sont averties, mais il faudra trois à quatre jours à l'équipage rescapé pour traverser le désert à dos de chameau et atteindre Mederdrah le 26, Dagana le 28 et Saint-Louis le 2 septembre.
Ayant embarqué le 6 septembre sur le "Mingrélie" de la compagnie Paquet, ils arrivent à Marseille le 20, puis rentrent à Paris le 21 septembre.
Bien que n'ayant pu être conduit à bonne fin, ce raid aura cependant un très grand retentissement. Il confirme notamment le potentiel de l'aviation commerciale pour des liaisons internationales dans des zones jugées pourtant difficiles.
La cabine du Goliath n°1 est peinte en blanc pour limiter la chaleur africaine. Des équipements sont ajoutés, comme un anémomètre à l'avant. (© M.Barrière)
L'équipage du raid Paris-Dakar avant le départ. [www.gallica.bnf.fr]
Le Goliath prêt pour son départ nocturne .[www.gallica.bnf.fr]
Schéma de l'aménagement intérieur du Goliath n°1 pour son raid Paris- Dakar. [L'Aéronautique]
La fin du Goliath FF60 n°1 dans les vagues de la côte mauritanienne. [L'Illustration]
Cette maquette de Goliath militaire au Musée Espace Air Passion d'Angers, aurait été réalisée par le Lt Guillemot, radio du FF.60 n°1, à partir de pièces de bois du Goliath récupérées après le crash pour faire du feu et qu'il rapporta à Paris. [Photo M.Barrière].
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