Crezan
Ethiopie
Ethiopie

Ethiopie 1929-1936

Les avions du Négus

Beechcraft B17R


"L'avion du Négus", que le Négus n'utilisa jamais


            Le 29 novembre 1935, René Drouillet est reçu par le Négus qui le charge d'acquérir aux Etats-Unis des appareils - Drouillet parlera de 5 avions de combat bimoteurs. Le 30 novembre, les autorités françaises demandent à l'ensemble des ressortissants de quitter l'Ethiopie et de rejoindre Djibouti.


            Drouillet quitte Addis-Abeba le 2 décembre. Amené à Dire-Dawa par le Junkers W33c de Ludwig Weber, il rejoint ensuite par le train Djibouti où il embarque sur un cargo mixte venant de Saigon. Débarqué à Suez, il rejoint Le Caire, puis Alexandrie où il embarque sur le paquebot américain "Président Polk" assurant la ligne Beyrouth - Marseille - NewYork. Il débarque à Marseille le 19 décembre, rejoint Toulouse le 22 décembre. Il y fait une courte étape et arrive Paris par le train le 25 décembre.


            Le 8 janvier 1936, Drouillet s'embarque au Havre sur le s/s Lafayette, débarquant à New York le 16 janvier.


            Le 10 février, Drouillet acquiert chez Beechcraft pour 200.000F selon lui, le Beechcraft B17R, n/s 66, NC15811. Comme motif de cet achat, il exprime son intérêt personnel pour assurer des services de transport en Ethiopie compte tenu des besoins divers générés par le conflit, notamment pour des sociétés de presse comme Movietone News. La décoration de l'avion qu'il demande d'abord à Beechcraft prévoit effectivement la présence du logo "Fox Movietone News" sur l'appareil.


            Le gouvernement américain s'étant engagé à respecter l'embargo sur les ventes de matériels sensibles à l'Éthiopie, il doit signer un engagement de non-exportation à l'Éthiopie pour valider la vente.

            Drouillet rentre aussitôt en France et engage dès son arrivée le mécanicien Loubon.

            Le 15 février, le Beechcraft quitte New York sur le Champlain pour Le Havre où il est débaraqué le 22 février et remis en état de vol.

            Le 25 février à 11h15, Drouillet décolle et va se poser à 12h35 à Villacoublay où il se voit immédiatement dresser une contravention par le commissaire de l'aéroport pour infraction à la loi du 31 mai 1924 : "Les aéronefs de nationalité étrangère ne peuvent circuler au-dessus du territoire français que si ce droit leur est accordé par une convention diplomatique ou s'ils reçoivent à cet effet une autorisation qui devra être spéciale et temporaire". Les Etats-Unis n'ayant pas ratifié la convention internationale, Drouillet ne dispose pas pour ce vol de l'autorisation nécessaire bien qu'il en ait fait la demande ; elle ne lui sera délivrée par le Ministère de l'Air que le 28 février, avec une validité limitée au 15 mars et sans effet rétroactif.

  

Le Beechcraft à Villacoublay [www.bnf.gallica.fr]

Le décollage du Beechcraft piloté par Drouillet sous les yeux de la police fera la joie des journalistes et caricaturistes : le Pèlerin, 4 mai 1936  [Coll. Michel Barrière]

Projet de livrée du Beechcraft B17R remis par Drouillet à Beechcraft [Archives Beechcraft]


            Les difficultés - et la célébrité - de René Drouillet commencent.

            Le 1° avril, l'avion est mis sous scellés. Le 4, une information est ouverte contre Drouillet, entendu un peu plus tard par un juge d'instruction.

            Drouillet s'agite, choisit comme avocat un ténor du barreau, Maître Jean-Charles Legrand, prend l'opinion publique à témoin ; la presse s'empare du dossier, accusant soit l'ambassade d'Italie supposant une exportation illégale vers l'IEthiopie, soit Madame Drouillet qui aurait provoqué la mise sous scellés pour récupérer des pensions alimentaires impayées...


            Argumentant des risques courus par l'appareil, qui n'a pas été mis en condition de stockage, Drouillet obtient une levée temporaire des scellés pour effectuer la vidange de l'huile et vérifier l'appareil.

            Le 26 avril, en début d'après-midi, Drouillet et son mécanicien Loubon s'affairent autour de l'appareil en présence du commissaire spécial et de plusieurs inspecteurs : plein d'huile, vérification des réservoirs et des commandes. Puis Drouillet met le moteur en route et, sous prétexte d'essayer les freins, ordonne "Enlevez les cales", ce que Loubon fait aussitôt.

            Devant les autorités médusées, le Beechcraft décolle et disparait vers le sud. Loubon est aussitôt inculpé de complicité ; il sera relaxé peu après.


            Le 28 avril, l'ambassade de France à Rome est officiellement prévenue que René Drouillet, après une avarie de moteur survenue le 26 en survolant la Sardaigne, a été obligé de se poser à Rome-Centocelli.

            Ne disposant pas des autorisations nécessaires au survol du territoire italien, l'avion est immobilisé et Drouillet laissé en liberté surveillée.

            Certains journalistes ne manqueront pas de s'étonner du délai qui s'est écoulé entre l'incident et l'information des autorités. Cette anomalie donne de la consistance à l'hypothèse que Drouillet aurait en réalité travaillé alors pour les services secrets italiens, avec la mission d'enlever le Négus.


            Son avocat, Me Jean-Charles Legrand, le rejoint à Rome où il est reçu par Mussolini le 5 mai. Celui-ci autorise immédiatement Drouillet à rentrer en France. Le départ, d'abord prévu le 7, sera reporté au 8, puis au 9 mai. Ce jour-là enfin, après quelques hésitations, Drouillet repart de Rome à 9h25 aux commandes du Beechcraft avec son avocat et Mme Legrand, se posant à 13h05 à Toulouse; le ravitaillement effectué, il en repart à 14h45, atterrissant à Villacoublay à 17h45. Des amis l'attendent : Robert Morane, Maryse Hilsz, Lebeau,... ainsi que la presse, mais également la police. L'avion est immédiatement remis sous scellés et Drouillet conduit au parquet de Versailles pour y être inculpé d'infraction à la loi sur la navigation aérienne et de détournement d'objet saisi. Il est laissé en liberté provisoire.


            Le procès prévu le 25 juillet est repoussé, au prétexte que Me Legrand est parti à la Martinique, pour finalement se dérouler le 27 août. Le 3 septembre, Drouillet est finalement condamné mais très modérément : deux amendes de 100 et 200 francs avec confusion de peine ; son avion lui est également rendu.

             Le 16 septembre, le commissaire spécial effectue la levée des scellés sur l'avion et Drouillet s'envole pour Toulouse accompagné de Loubon et d'un passager. Il effectue alors un voyage en Espagne jusqu'au 21. Le 22, il part pour Marseille et revient le 24 à Toulouse.


            Apparemment, le Beechcraft porte toujours à cette époque son immatriculation américaine. Il est enregistré un peu plus tard avec l'immatriculation F-APFD au nom de la Société des Mines de Peñarroya, le numéro du CdN (n°4906) datant cette opération du 1° novembre 1936 environ. Il s'agit semble t'il plus d'un prête-nom destiné à faciliter des voyages en Espagne que d'un changement de propriété de l'avion. Drouillet fait en effet à cette époque plusieurs voyages sur l'Espagne, se disant chargé par le gouvernement français de ramener en France les ressortissants français bloqués à Madrid. Il évacue en fait des civils "avec leur valise qui contenait pas mal d'argent" [René Denat].

            Après qu'un contrôle de la milice ait conduit à l'arrestation de son passager, un ancien Ministre des Finances fusillé le lendemain,  la surveillance des avions et aérodromes est accrue. Drouillet, qui ne veut rester sur cet échec, revient néanmoins et se retrouve en difficultés avec les miliciens. Il n'échappe à une exécution sommaire que grâce à l'intervention d'Abel Guidez et d'André Malraux. Il arrête alors ses voyages en Espagne et le F-APFD est réenregistré à son nom.

Drouillet devant le Beechcraft F-APFD portant les graphismes rappelant la carrière de l'appareil. Sont visibles la croix d'Assouan, le Lion de Juda, l'avion s'envolant de sa cage à Villacoublay, le sceau de justice de Versailles.

(Le pilote du diable, photo dédicacée à René Denat, mécanicien de Drouillet)

            Drouillet est encore en possession de l'appareil au tout début de 1937. C'est dans cette période qu'il l'aurait décoré avec des graphismes rappelant ses dernières aventures. En avril, l'appareil est vu à Pau. En mai, Drouillet l'utilise pour un vol qui l'amène de Toulouse au Bourget, puis à Londres-Croydon, enfin à Berlin à l'occasion du couronnement du roi d'Angleterre Georges VI. Il s'agit de livrer les films couleur du couronnement pour développement. Quelques jours plus tard, il effectue une mission de liaison Paris - Tunis - Alger - Paris. A la suite d'un survol de la cité du Vatican - zone interdite -, un appareil militaire les oblige à atterrir à Bologne avant de continuer vers Tunis el Aouina. Après une escale d'une semaine, il revient en France par Alger.


            A l'été 1937, devant partir pour une tournée de démonstration au Canada, Drouillet se décide à vendre l'appareil. D'abord enregistré au nom de Fernand Lefèvre, probablement pour sa vente, il est en juillet acheté par Auguste Amnestoy, créateur d'Air Pyrénées qui assure les liaisons entre la France et Bilbao. Piloté par georges Lebeau, l'appareil aurait alors servi pour diverses missions au Pays basque ou dans les Asturies où sa décoration et son utilisation supposée lui valent le surnom de "L'avion du Négus".

            Le 24 août 1937, le Président basque José Antonio de Aguirre et 2 de ses ministres fuient Santander vers Biarritz dans le Beechcraft F-APFD piloté par Georges Lebeau. Le 8 septembre, l'appareil participe aux recherches de l'Airspeed Envoy d'Abel Guidez abattu par la chasse nationaliste. Il reste ensuite stocké à Briscous, peut-être endommagé.


            Le Beechraft B17R F-APFD est capturé par les Allemands à Briscous en novembre 1942 et stocké au Luftwaffe Beutepark n°5 à Nanterre. A la libération, il est ferraillé comme pratiquement tous les avions de ce parc.

  

Tous droits réservés - Michel Barrière - crezan.aviation@gmail.com